20
La vérité des choses
— Qu’est-ce qui t’a retardé ? fit-elle. Je t’attends depuis des siècles !
— Et pourquoi m’attends-tu ? la questionnai-je, troublé.
— Parce que tu as un travail à faire, et qu’on n’a pas beaucoup de temps. Ta mère doit s’impatienter. Donne-moi ça !
Elle s’empara de la lanterne, m’attrapa par la manche et m’entraîna à sa suite. Après une seconde d’hésitation, je me laissai tirer dans l’escalier en spirale. Elle montait de plus en plus vite, m’obligeant presque à courir.
Soudain, je commençai à paniquer. Pourquoi lui avais-je permis de prendre le contrôle ? Usait-elle de magie noire pour me lier à sa volonté ?
Je lui imposai une brusque halte :
— Où sont tes sœurs ? Pourquoi n’es-tu pas avec les autres Mouldheel ?
Je n’avais aucune confiance en elle. Peut-être le Malin m’avait-il trompé, peut-être Mab était-elle chargée de me livrer à l’Ordinn, déjà sortie de son sommeil ?
— En entrant dans l’Ord, m’expliqua-t-elle, les sorcières se sont séparées en plusieurs groupes. Beth, Jennet et moi les avons suivies à distance. Pour l’instant, mes sœurs sont en sécurité, aussi loin que possible de cet affreux endroit. Moi, je suis restée, au péril de ma vie. Tu pourrais montrer un peu de reconnaissance.
— Et pourquoi es-tu restée ?
— Pour trouver le repaire de l’Ordinn et l’indiquer à ta mère. J’ai usé de mes dons de scrutation. C’est la chose la plus difficile que j’aie jamais faite. Maintenant, viens vite, Tom. Ta mère t’attend, là-haut.
Elle me tira, mais je résistai :
— Une minute ! Tu savais où est l’Ordinn ? Pourquoi ne nous as-tu pas mis en garde ? Nous avons pris beaucoup de retard, nous sommes tombés dans un piège. Nous aurions pu être tous massacrés !
Le pire était – mais je n’en dis rien à Mab – que j’avais vendu mon âme pour rien.
— Non, Tom, ça ne s’est pas passé comme ça. Je n’ai pu utiliser la scrutation qu’une fois à l’intérieur de l’Ord. Et, pour y réussir, il me fallait le sang d’un serviteur de l’Ordinn. J’ai tranché la gorge d’un des démons endormis, et nous avons découvert que l’Ordinn n’était pas dans une des tours. Ta mère a alors décidé de prendre le chemin le plus direct. On est ressorties par le tunnel. On a longé la muraille et on a franchi le portail principal. Elle ne manque pas d’audace, ta mère ! Ça grouillait de bestioles, là-dedans ! Des saletés à six pattes, avec des pinces et des yeux partout ! Elles ne s’approchaient pas d’elle, remarque ! Elles gardaient leurs distances. On a fini par arriver devant cette barrière invisible. Ta mère pouvait la franchir, moi pas. Elle a usé de son pouvoir pour me faire entrer. C’est qu’elle avait vraiment besoin de moi, parce que ça lui a pompé une partie de son énergie. « Amène-moi Tom aussi vite que possible ! » Voilà ce qu’elle m’a dit. Alors, remue-toi ! On n’a pas de temps à perdre.
Sur ces mots, elle m’entraîna de nouveau et, cette fois, je ne résistai pas. Nous escaladâmes les marches au galop jusqu’à un palier sombre. Au fond, une nouvelle porte ouvrait sur d’autres ténèbres.
— Entre, me dit Mab. Ta mère veut te parler seule à seul. Elle m’a ordonné de rester dehors.
Je n’avais aucune envie de m’aventurer dans ce trou noir. Je tendis la main pour prendre la lanterne. Mab secoua la tête :
— Elle ne veut pas que tu la voies, pas comme ça. Elle est en train de changer, et sa métamorphose n’est qu’à moitié terminée. Ce n’est pas joli, joli…
Je détestais le ton qu’elle employait pour parler de ma mère et je faillis lui flanquer un coup de bâton. Maman reprenait-elle son apparence de lamia ?
— Entre ! aboya Mab.
Je lui jetai un regard noir. Puis, cramponné à mon sac, mon bâton à la main, je pénétrai dans cette chambre interdite et attendis que mes yeux s’accoutument à l’obscurité. Néanmoins, avant même d’avoir localisé une masse sombre, dans un coin, j’avais perçu une respiration oppressée, comme celle d’un être qui souffre.
— Maman ! criai-je. Maman, c’est toi ?
— Oui, mon fils, c’est moi, répondit une voix rauque, plus grave que dans mon souvenir.
Une voix anxieuse, douloureuse. Pourtant, pas de doute, c’était celle de ma mère.
— Tu vas bien, maman ? Tu n’es pas blessée ?
— Ma métamorphose est en cours, Tom. Je peux décider de la forme que je vais prendre, j’ai donc choisi celle qui me donnera le maximum de chances contre l’Ordinn. C’est plus pénible que je l’avais imaginé. Beaucoup plus. Il faut encore un moment pour que le processus soit achevé. Je veux que tu la retardes.
— Que je retarde l’Ordinn ?
— D’abord, tu lui parleras. Elle t’écoutera, car tu représenteras une énigme pour elle, un mystère qu’elle cherchera désespérément à percer. Ensuite, ton bâton et ta chaîne d’argent devraient nous aider à gagner du temps. Après quoi… Portes-tu toujours la dague ? As-tu en réserve le noir désir ?
Les cadeaux de Grimalkin ! Maman avait prévu de m’armer ainsi contre l’Ordinn ! Un étau d’angoisse m’enserra la poitrine, mais je ne pouvais lui cacher la vérité :
— J’ai la dague. Le souhait magique, je l’ai utilisé pour sauver Alice. Sans cela, elle serait morte ; une lamia sauvage la tenait entre ses griffes.
Je perçus un soupir déçu :
— Les pouvoirs combinés du noir désir et de la lame t’auraient offert une chance réelle de vaincre l’Ordinn. Néanmoins, mon fils, tu as pris la bonne décision. Si tu survis, tu auras besoin d’Alice à tes côtés. Quoi qu’il en soit, utilise la dague en dernier recours.
— En quoi serai-je une énigme pour l’Ordinn ? la questionnai-je. Je ne comprends pas.
— Tu ne te souviens donc pas de ce que je t’ai expliqué ? La raison pour laquelle nous lui avons donné à boire ton sang ? Tu lui sembleras familier sans qu’elle sache qui tu es. Elle t’identifiera comme un parent, quelqu’un qu’elle devrait connaître et qu’elle ne reconnaîtra pas. Tu retiendras ainsi son attention, ce qui me donnera le temps de me préparer et d’attaquer la première. Elle a bu ton sang pour gagner une nouvelle vie, son corps l’a assimilé. Or, il l’a changée, et il t’a rendu proche d’elle. Cela l’affaiblit déjà. C’est pourquoi tu as pu franchir la barrière invisible comme j’ai pu le faire aussi, car nous sommes du même sang.
À mesure qu’elle parlait, sa voix changeait, son élocution devenait moins humaine. Le doute me saisit de nouveau. J’avais été si souvent trompé, auparavant !
— C’est toi, maman ? C’est bien toi ?
— Oui, mon fils. Qui d’autre ? Je ne peux te blâmer de te montrer méfiant. J’ai pris de nombreux aspects, au cours de ma vie, et je vais bientôt revêtir ma forme ultime. Je me transforme ; en ce moment même, le processus est en train de s’accélérer. La femme que j’ai été n’existe plus. Je me souviens d’avoir été ta mère, d’avoir été l’épouse de ton père. Mais je suis autre, à présent. N’en sois pas attristé, Tom. Tout change, en ce monde ; rien ne dure à jamais. Faisons en sorte que nos derniers instants ensemble vaillent la peine d’être vécus.
» Tout au long de ma longue existence, j’ai préparé la destruction de l’Ordinn, et l’heure de ma victoire est proche. Tu lui as donné de ton sang, tu l’as fait avec courage. C’est à cette fin que je t’ai emmené en Grèce, mon pays natal. Retarde-la ! Gagne du temps ! Mab te guidera à l’endroit où elle va s’éveiller. Alors, j’utiliserai contre elle toutes les forces qui me restent. Je l’enserrerai dans une étreinte mortelle. Si j’y réussis, tu devras fuir l’Ord immédiatement. Tu le feras ? Tu me le promets, Tom ?
— Et je t’abandonnerai ? Non, maman, je ne pourrai pas…
— Il le faut, mon fils. Tu dois t’échapper. Tu es destiné à vaincre le Malin. J’ai consacré ma vie à ce but. Si tu meurs avec moi, j’aurai œuvré en vain. Je vais immobiliser l’Ordinn jusqu’à ce que ses forces soient épuisées. Alors, l’Ord en s’effondrant s’engouffrera à travers le portail par lequel il a surgi. Ce sera la fin de l’Ordinn.
— Et la tienne, n’est-ce pas ? C’est ça que tu m’annonces, maman ?
— Oui, mon fils. J’aurai enfin accompli la tâche que je me suis assignée il y a si longtemps ! Aussi, promets-moi, je t’en prie ! Je veux te l’entendre dire…
Elle allait mourir ici ! Le choc de cette révélation, le chagrin qu’elle me causait me laissaient muet. Mais comment aurais-je pu refuser à ma mère la dernière chose qu’elle me demandait ?
— Je te le promets, maman. Tu pourras être fière de moi jusqu’au bout. Tu vas me manquer terriblement…
À cet instant, un rayon de lune qui passait par une ouverture vint illuminer son visage. Je la reconnus, malgré ses pommettes plus saillantes, son regard plus sauvage. Je ne pus que deviner le reste de son corps. Elle était accroupie sur le sol et, alors même que je l’observais, elle continuait de se métamorphoser.
Je distinguai une peau écailleuse, des griffes tranchantes, des ailes repliées. Peu à peu, devant mes yeux, elle reprenait son aspect originel.
— Ne me regarde pas, Tom ! Ne me regarde pas ! Va-t’en ! Vite ! me lança-t-elle d’une voix implorante et pleine de douleur.
J’avais déjà eu une vision semblable, j’avais entendu ces mêmes mots[9]. Le Fléau qui hantait les catacombes de Priestown m’avait montré ma mère sous cet aspect terrible. Je me rappelai chacune de ses paroles :
La lune révèle la vérité des choses, mon garçon ! Tu le sais. Ce que tu as vu est vrai, ou le sera bientôt. Ce n’est qu’une question de temps.
Le Fléau n’avait pas menti. Le temps était venu, et il me semblait vivre un cauchemar éveillé.
Voyant que j’hésitais, ma mère me pressa :
— Va-t’en ! Et fais ce que j’ai dit ! Ne me laisse pas sans soutien ! N’oublie pas ce que tu es, et souviens-toi toujours que je t’aime !
Je fis demi-tour et sortis en hâte.
Mab m’accueillit avec un sourire sarcastique :
— Je t’avais prévenu que ce n’était pas beau à voir. Viens, je te conduis auprès de l’Ordinn…
À demi suffoqué d’angoisse et de chagrin à l’idée des souffrances que maman endurait et de l’effroyable métamorphose qu’elle s’imposait, je gravis un autre escalier à la suite de la jeune sorcière. Je n’eus pas le temps de me tourmenter davantage : nous arrivions sur une galerie à balustrade de pierre. Mab me désigna une nouvelle volée de marches qui redescendaient.
— C’est là que tu la trouveras, siffla-t-elle. L’Ordinn…
Au-dessous de nous s’ouvrait un espace évoquant l’intérieur d’une église vide. La travée centrale, bordée de piliers sculptés, menait à un trône de marbre dressé sur une estrade. Une femme vêtue de soie noire y était assise, la tête inclinée. Tout autour, des centaines de cierges noirs brûlaient dans de hauts chandeliers d’or, leur flamme jaune toute droite dans l’air immobile. Derrière les piliers, les murs étaient creusés d’alcôves ténébreuses où n’importe quoi pouvait se tenir à l’affût.
J’observai la femme. Elle gardait les yeux fermés, mais se réveillerait d’un instant à l’autre. Je sus d’instinct que j’étais devant l’Ordinn.
Comme je tournai vers Mab un regard interrogateur, elle posa un doigt sur ses lèvres :
— Chut ! Pas de bruit ! Elle ne va pas tarder à s’agiter. Descends, et fais ce que ta mère attend de toi avant qu’il soit trop tard. Sinon, aucun de nous ne sortira vivant d’ici.
Je n’ajoutai rien, le temps des discours était passé. Posant mon sac aux pieds de Mab, je m’engageai sur les marches le plus silencieusement possible. Puis je marchai vers le trône. En dépit de mes efforts, mes bottes sonnaient sur le sol, et la haute voûte répercutait l’écho de mes pas. Des gardes veillaient-ils sur la maîtresse des lieux, dissimulés dans les alcôves ? Je lançais des regards inquisiteurs de droite et de gauche, mais rien ne bougeait. Je ne détectai aucune menace.
Plus j’approchais, plus je ressentais l’extraordinaire pouvoir d’intimidation émanant de la créature endormie. Un froid intense montait lentement le long de mon dos. Ma tâche était de retenir l’attention de l’Ordinn jusqu’à ce que maman ait achevé sa métamorphose et soit prête à détruire son ennemie. Mais si celle-ci m’attaquait dès qu’elle découvrirait ma présence ? Pour parer à toute éventualité, je fis passer mon bâton dans ma main droite. De la main gauche, je sortis ma chaîne d’argent de ma poche et la dissimulai dans les replis de mon manteau.
Une pestilence m’agressa les narines. Si l’Ordinn avait l’apparence d’une très belle femme, il émanait d’elle une odeur de fauve, musquée, fétide, qui me donnait la nausée.
Je m’arrêtai devant son trône. Les yeux fermés, elle semblait toujours endormie. Devais-je en profiter, frapper le premier avant qu’elle ait recouvré toutes ses forces ? Encore fallait-il que mes armes soient assez puissantes. Habituellement, l’argent se révélait efficace contre les êtres venus de l’obscur. Mais je n’avais pas affaire à une simple sorcière. J’avais devant moi une créature bien plus redoutable, apparentée aux anciens dieux. Il me paraissait peu probable qu’une chaîne d’argent en vienne à bout. Quant à mon bâton, sa lame d’argent la blesserait sans doute. Seulement, il me faudrait viser en plein cœur, et elle devait être incroyablement forte et rapide. Ça ne me laissait guère de chances. Si je possédais encore la dague de Grimalkin, j’avais utilisé le noir désir. Maman avait compris que la vie d’Alice était à ce prix, néanmoins, j’avais senti sa déception : j’avais perdu un de mes meilleurs atouts contre l’Ordinn.
Je décidai dans quel ordre employer mes armes : la chaîne, le bâton, puis la dague. Mais, d’abord, je ligoterais mon adversaire par le pouvoir des mots. Je mettrais tout en œuvre pour la retenir, jusqu’à ce que maman soit prête à l’affronter.
Alors que ces pensées se bousculaient dans ma tête, l’Ordinn souleva les paupières et son regard me transperça. Elle se redressa sur son trône. Ses lèvres pâles se gonflèrent d’un sang carmin ; ses yeux prirent la teinte violette du ciel au crépuscule.
Elle était réveillée.